CHAPITRE III
POUF !
Alexandre-Benoît cause !
Car il ne parle jamais vraiment. Parler, c’est communiquer ; lui se répand. Il atteint ses interlocuteurs par un phénomène d’inondation. Il me cause de Vladimir – le nom de famille de la victime lui échappe. Un truc en « ski » selon lui. Polak ! Ou Ruskoff... Il ne sait plus... Il a eu affaire à l’homme[10] incidemment. Un coup de main qu’il a donné, pendant les vacances d’il y a trois ans, à nos potes de la brigade sauvage. Il s’agissait d’appréhender une bande de faux mornifleurs. Vladimir figurait au tableau de chasse, section artistique. On avait retrouvé à son domicile certaines planches reproduisant des biftons de cinq cents pions. Vladimir put prouver qu’un régisseur de cinéma lui avait demandé d’exécuter ce boulot pour les besoins d’un film et son coup s’était écrasé au bénéfice du doute.
— J’ai hâte de récupérer ce garçon, fais-je. Cours chercher un lasso !
Il disparaît.
Nous revoici de nouveau en tête à tête, Nini et moi. Elle a perdu son côté agressif. La réaction se fait et ce brave grenadier vadrouille dans des songeries moroses.
— Dans quelle branche travaille votre chère Rebecca ? demandé-je.
— Publicité. Elle est à « Néo-Promo ».
— Elle sort beaucoup ?
— Pas plus que moi. On ne se quitte jamais...
— Attendu que vous êtes toutes deux natives d’Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais ? chantonné-je. Cependant elle a accepté mon invitation à dîner sans trop se faire prier.
— Elle avait ses raisons...
— Elle vous les a fait valoir ?
— Elle m’a dit qu’elle devait voir quelqu’un d’important en compagnie de sa sœur et de son beau-frère au sujet de leur garnement.
— Car vous êtes jalouse ?
Nini sort de la poche de sa chemise un cigare logé dans un étui de métal et l’allume rudement, sans souscrire au rituel ordinaire.
— En quoi notre vie privée vous concerne-t-elle ? riposte le compagne de Rebecca.
— Quand on a une carcasse de bonhomme assassiné sur sa terrasse, votre vie privée devient publique à une vitesse grand « V », mon pauvre madame, c’est désastreux, mais c’est ainsi, le monde est féroce : les ennuis enfantent des ennuis. Ce qui m’intéresse, entre autres choses, c’est de bien connaître votre mode de vie à toutes les deux. Avant de chercher à savoir qui a tué le prénommé Vladimir, je dois comprendre la raison de sa présence chez vous ! C’est primordial. D’après vos premières déclarations, à l’une et à l’autre, vous, vous ne l’aviez jamais aperçu et Rebecca le connaissait seulement de vue. Rien d’anormal ne semble s’être produit ici. Pourtant, avant-hier soir, votre amie découvre un mort au-dessus de votre chambrette. L’attitude de la douce Rebecca est alors pour le moins étrange. Au lieu d’appeler au secours, elle garde pour elle sa macabre trouvaille comme l’écriront avant l’aube les journalistes. Elle laisse se faisander Vladimir avant de tenter quelque chose de timide et prévient la police par la bande, en faisant le grand tour. A croire qu’elle n’est pas consciente de la gravité de la chose et qu’elle espère l’arranger, comme on se fait sauter une contredanse par un copain de la Préfecture. Vous trouvez son comportement satisfaisant, vous ?
— Non, assure violemment l’ogresse, aussi allons-nous en avoir le cœur net ; venez avec moi !
Je la suis, plein d’espoir, en me disant que son autorité maritale obtiendra peut-être des résultats supérieurs à ceux que me vaudrait mon autorité policière.
Nous déboulons au pas de charge sur un spectacle qui mérite d’être apprécié des amateurs.
Effectivement, contrairement à ce que j’escomptais, les six copines de vacances du couple ne sont pas parties. Mieux : elles se sont mises à l’aise, entendez par là que l’une d’entre elles s’est dévêtue et drapée dans un rideau de fenêtre en velours de soie bleu. Elle fait face à Pinaud, lequel est également enchitonné dans le second rideau. La Vieillasse a posé son chapeau. La misérable végétation qui désole son chef s’y trouve collée par la sueur comme des algues vénéneuses sur un récif. Son nez est plus tordu que jamais, que dis-je : que toujours ! Les yeux clos, il déclame d’une voix pareille au coup de frein d’un funiculaire dont le câble vient de péter :
Et si tu peux calmer le courage d’Aegée,
Qui voit par notre choix son ardeur négligée,
Fais état que demain nous assure à jamais
Et dedans et dehors une profonde paix.
A quoi sa partenaire rétorque, comme il sied en pareil cas lorsqu’on entend interpréter le rôle de Créuse :
Je ne crois pas, Seigneur que ce vieux roi d’Athènes,
Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant de peines,
Mêle tant de faiblesse à son ressentiment...
— Non, mais je rêve, bordel de Dieu ! tonne Nini. Qu’est-ce que c’est que ce circus ? Où vous croyez-vous ? Au Français ? J’ai un cadavre à demi décomposé sur ma terrasse, les flics sur le paletot et le scandale au cul, et pendant ce temps ces connards décrochent mes rideaux pour jouer Médée !
Le spectacle s’arrête comme à l’opéra lorsque la basse noble, au lieu d’entonner son grand air, se met à gueuler au feu. Pinaud, pantelant sous sa charge de velours, a l’air aussi con qu’une valise sans poignée. Quant à l’héroïque Béru, il tente l’impossible, à savoir une justification de cette scène burlesque.
— Les rideaux décrochés, c’était pour récupérer les cordons, assure Sa Proéminence.
— Et comme je le supposais, j’ai appris qu’une de ces personnes suivait des cours d’art dramatique, bêloche Pinauche. Je n’ai pu résister au plaisir de l’auditionner !
Nini s’étrangle avec la fumée de son havane.
— Montrez-moi votre carte de matuche, mon vieux ! m’ordonne-t-elle, car j’ai des doutes, c’est pas possible que vous soyez réellement commissaire en ayant pour sbires des gugus de cet acabit.
Un grand désarroi emplit l’appartement. Ça ressemble à ces soirées joyeuses au cours desquelles un invité se brise les vertèbres cervicales en faisant le pitre. Le drame éteint mal les rires. La joie est un incendie tenace qu’il faut entièrement noyer pour en venir à bout. Il fléchit ici, pour reprendre là. Les flammes meurent pour mieux renaître dans leurs cendres. Moi, j’ai beau me dire qu’on baigne dans le macabre, dans le mystère, dans le lugubre, une énorme rifouille me taraude l’entraille à la vue de la frite impossible de Nini courroucée, son cigare battant la mesure entre ses dents grelottantes de fureur ! De Pinaud en vieux roi mage pour crèche d’asile de nuit ! De Béru, veste tombée, cravate dénouée, et dont les mains avides pétrissent à la volée un bras ou une épaule inattentifs à ses hardiesses ! Une harmonie prodigieuse dans le plus pur burlesque !
— Un cadavre sur la terrasse ! s’égosille l’une des donzelles. Tu plaisantes, ma Nini ! Un cadavre de quoi ? De chat, de pigeon, de piaf ?
— Un cadavre de gangster ! répond l’interpellée. Où est Rebecca ?
Je sursaute. C’est vrai, ça, la gosse n’est plus là.
— Elle a passé un manteau et dit qu’elle avait une course urgente à faire ! répond une rouquine.
Oh, que je déteste ça ! Brusquement, ces demoiselles pérorent, jacassent, tohu-bohutent en chœur et en cadence. Elles assaillent Nini de questions sans lui laisser le temps de donner des réponses ! Elles exclament leur stupeur, font le siège de Béru et de la Vieillasse pour savoir. M’interpellent ! M’interpolent ! M’interviouvent ! M’interceptent ! Six femelles curieuses, croyez-moi, ça équivaut à deux typhons, quatre ouragans ou huit tornades, au choix. On est pris à partie, aux parties, prêt à partir. On nous miaule des avidités. Ça jaillit à gauche, à droite, par en dessus, par en dessous. J’essaie de refouler le flot impétueux, de me tirer de la vague houleuse. Faut que j’avise, que je dispositionne. Rebecca a gerbé ! Où est-elle allée ? Quelle nouvelle lubie l’a saisie, cette bizarre souris brouteuse ? A-t-elle eu peur ? S’est-elle sauvée ? Alerte à toutes les voitures de police ! Verrouillez les gares, les aérogares, les péages, les ports salut, les bases de lancement ! Faut qu’on la retrouve, Rebecca... Y a urgence !
— Ecoutez, les filles, écoutez-moi ! je tente.
Mais elles n’écoutent pas parce qu’elles ont soif d’apprendre, ce qui peut sembler paradoxal ! Un trop curieux n’attend pas des réponses ; il pose des questions.
Va falloir échapper de leur gloutonnerie à coups de lattes et de tartes sur le museau ! Annihiler leurs questions en leur appliquant LA question.
Agir coûte que coûte avant que nos tympans se craquellent et que nos nerfs patinent.
Je me débats comme un beau diable ; comme un très beau diable. J’en catapulte une particulièrement fougueuse sur Béru. Elle le déséquilibre, cet être surchoix choit. Il tombe en entraînant Pinaud dans sa chute ! Le vieux gentleman cherche à se raccrocher à sa partenaire de naguère. Quatre culbutes ! Ça criaille, ça piaille, ça braille, ça morse ! Ça s’amorce ! Les uns veulent se relever au détriment des autres. Le frotti, c’est encore pire que le frotta ! Béru, côté sensualité, un rien le survolte ! Ces corps de femmes trémulsant sur sa bedaine lui chanstiquent la dignité policière ! Il devient dingue d’affolement glandulaire. Ses soupapes de sécurité se coincent. Le v’là qui pâme, qu’attrape des chevilles, qui tire sur des jupes. Deux autres dadames s’abattent ! Un enchevêtrement qu’arrive plus à extriquer, mes lieux. ! Six personnages en quête de hauteur ! Plus moyen de se relever ! Nini rameute la garde ! Elle crie « assez ! ». Mais ça ne cesse pas. Elle traite mes coéquipiers de gorets scrofuleux, de saloperies de mâles en chaleur ! Le Gravos embrasse de-ci, de-là ce qui lui tombe sous la bouche ! A la volée ! A l’avalée ! Au hasard ! Dans sa folie sexuelle, il roule une pelle à Pinuche ! Il mange un morceau de sweater (heureusement c’est du cachemire et ça glisse tout seul). La dinguerie du zobinoche l’empogne à bras-le-corps, à branle-encore ! Vite, un seau d’eau ! Les pompiers ? Non, trop risqué ! Il aimerait !
Je suis sur le point de perdre mon self-control lorsqu’une voix formidable retentit. Une voix toute pareille à un coup de canon tiré dans le défilé de Roncevaux. Une voix qui enniaise le tonnerre, qui foudroie les appareils acoustiques, rend vains les bels, les décibels de nuit, les Annabel de jour. Une voix qui répand la terreur, voix que le ciel, en sa fureur, inventa pour punir les crèmes de la Tire :
— J’en étais sûre ! Quécej’vouzavaidit !
Berthe Bérurier et Mme César Pinaud se tiennent dans l’encadrement de la porte. Implacables comme le destin ! C’est « Ce soir à Samarcande » ! C’est le vilain génie de la lampe Aladine qui fait philippine ! Ah, vision effroyable ! Cauchemar vivant ! Réalité en délire ! Elles ne s’impriment pas dans les rétines, ces vouivres : elles les sculptent ! Leur apparition sera d’emblée homologuée par Rome. Sa date restera à jamais dans la mémoire des hommes. Il y a, pour donner son impulsion et ses pulsations à la ronronnante vie quotidienne, des faits, des événements ! Ils servent de repères à l’humanité rampante. Ils la tirent du gris, ils animent son coma. Que signifierait le Vésuve si Pompéi n’avait été détruite ? Que voudrait dire la navigation si le Titanic n’avait coulé ? Qui comprendrait le mazout, sans la marée noire ? Elles sont terribles, les deux mémégères. A la fois catastrophe et sauvage salut ! Infernales et pourtant sublimes !
Il y a je ne sais quoi d’héroïque dans leur présence ici, à ces méménagères. L’on dirait des louves venues chercher leurs loups déguisés en garou (verewolf). Elles fascinent comme une exécution capitale, ces hardies déméménageuses. Ce qui trouble avant tout, c’est qu’elles soient deux ! Ensuite qu’elles soient si dissemblables ! Et puis aussi qu’elles soient endimanchées ! Elles se sont mises sur leur cent trente et un pour donner l’assaut, ces saint-cyriennes, ces sincères hyènes. Leur démarche revêt dès lors un caractère sacré ! Le courage en gants blancs, c’est deux fois du courage. La mère Pinaud surtout force le respect. Vous souvenez-vous de Mme Yvonne, jadis, quand elle allait chez Fauchon faire le marché ? Eh ben y a un peu de ça. Du sombre, du sobre, de la dignité blafarde ! Du deuil préalable ! De la sévérité mansuète. Elle porte un tailleur gris anthracite, dame Pinuche. Un chapeau à aigrette. Elle a de longs gants gris. Des souliers plats. Des bas de coton, un parapluie, un sac à main, l’air de suivre un corbillard, l’agonie au fond de la prunelle, des silices partout, des maux endurés, des mots en réserve, des arrière-pensées en berne ; du chagrin exposé pendant toute la durée de la Foire. Une certaine façon d’exprimer : son mépris, son catholicisme, ses ordonnances médicales, ce que fut sa vie matrimoniale, ce que sera son veuvage, la température extérieure, le style de sa salle à manger, sa stérilité foncière, la maladresse de son dentiste et la brutale hausse de l’entrecôte.
Berthe ?
Elle, c’est autre chose !
Une philosophie, ou plutôt une certaine manière d’exister autrement en faisant comme tout le monde.
Le seul reproche (combien léger !) qu’on pourrait lui adresser, à B.B., c’est d’avoir un certain retard sur la mode, un peu comme dans ces petits patelins où l’on écoute toujours du Tino Rossi et pas encore du Charles Trénet.
Ainsi, ce soir, la Gravosse est fringuée d’une minijupe qui lui arrive au ras de la babasse et d’une veste en cuir à fermeture-Eclair qui ne fermé-claire plus vu que le petit bitougnot pernicieux a disparu dans une gestée trop brutale. Détail saugrenu : elle s’est coiffée d’un bitos comme je n’en ai jamais vu autre part que sur la tête ci-devant couronnée de Madame veuve George Six. C’est tortillé, en soie verte, volumineux, à festons, bringuebalant, brimbalant et cela sert de coupe à un monceau de fleurs, de fruits, de légumes, de feuilles et d’animaux jetés en un amoncellement des plus gracieux. Des tulipes veineuses, des pivoines écarlates, des bananes jaunes Van Gogh, des grappes de raisins verts, des poireaux en bottes, des feuilles de chêne en général, des mésanges effarouchées, des perroquets hypnotisés, d’humbles pâquerettes, des pois de senteur, des poils de centaure s’entre-escaladent harmonieusement. Ça pourrait être britannique ; cependant ça reste français. Est-ce à cause de la tête de coq fichée tout là-haut, au sommet ? Ou bien du petit drapeau tricolore que tient un écureuil dans ses pattes jointes ? Long ne c’est.
La colère de sa propriétaire met l’édifice en grand péril. La pièce montée risque de se démonter. La tiare a la diarrhée. Le bada funambule. Bien qu’ayant sévi à Brides-les-Bains, Berthe n’en a cure[11]. Pourtant, ce chapeau, elle doit y tenir, fatalement. On ne coiffe pas une voiturée des quat’saisons, les massifs de Bagatelle et la ménagerie du Cirque Amar négligemment. Faut s’y consacrer ! Y croire ! S’entraîner ! L’homme-orchestre ne considère pas son harnachement comme une simple paire de bretelles. Il en est constamment conscient ! De même, Berthe ne saurait oublier la construction qui la surmonte. Pourtant devant la gravité de l’instant, elle en abdique la majesté.
— Je sentais que ces trois fumiers manigançaient une orgie, proclame la vaillante compagne d’Alexandre-Benoît. Leurs sales combines, à ces pourceaux, comment je les renifle ! Au bordel, nom de Dieu ! Comme des collégiens ou des anciens combattants de 14-18 ! Regardez-moi ça, maâme Pinaud, non mais regardez bien, y a fringant du lit, vous me servirez de témouine ! Au bordel ! Des hommes de cet âge et de cette profession ! Et dans quelles postures, sainte mère ! Par terre ! Des individus qu’ont pourtant tout ce qu’y faut chez eux : des lits, des femmes, des bouquins cochons et du permanganate de soude ! Se cogner des radasses que je voudrais même pas qu’elles fassent ma vaisselle, qu’après j’aurais trop peur de choper la chetouille ! Vous témoignerez, maâme Pinaud ! De tout ! La partouze ! La vraie, à épisodes ! Quatre hommes et six filles ! Ecrivez-le ! Si, si, faut noter, qu’ensuite on confusionnera. Quatre hommes, six putes ! Et sous la conduite de leur supérieur, encore ! Une honte ! J’en rougis d’être française ! Et dire qu’on traîne ces saligauds derrière nous depuis des années ; qu’on leur a consacré le meilleur de nous-mêmes. Le mien, pour vous dire, il a presque eu mon pucelage ! Je l’ai jamais trompé ; enfin rarement, en tout cas j’ai jamais eu plusieurs amants en même temps. Et le remerciement c’est quoi donc ? Ça !
Elle se rue sur l’époux indigne et se met à lui piétiner la face.
Oh, naturliche, il proteste, le Mastar. Il exclame qu’y a méprise, confusion odieuse, malentendu effroyable. Il fait appel à moi, à ces dames, au peuple de France tout entier. Il sermente à une cadence folle. Jure sur la tête de Marie-Marie, sur sa carrière d’honnête policier, sur la mémoire de feu le Général de l’Etoile. Il est victime des apparences ! La fatalité vient de lui faire un croque-en-jambe. Il plaide non coupable, énergiquement. Mais la furie n’écoute pas, ne veut pas entendre. Au contraire, on dirait que les lamentations de son pauvre homme la dopent. Elle lui écrase le nez, les pommettes, les lèvres. Lui composte les paupières. Lui estampille le front. Le bosselle, le rosse, le roue, le rompt ! Sa jupette froufroute, découvrant de monstrueux jambeaux auxquels la cellulite donne une apparence de sol lunaire, elle a le dargif immense, Berthe. Grand comme un parasol ouvert. Son cul est formidable. Voilà. J’ai cherché un terme plus sûr, mieux apte à cerner l’impression qu’on retire de cette vue et n’en ai point trouvé de meilleur. For-mi-da-ble ! Je répète, j’acharne. Il impressionne, il confond, il en impose. Les aciéries Krupp, dans son genre... Il y a de la puissance transmutatrice dans ces fesses, une impétuosité de volcan contrôlé. Seul un monstrueux essaim de hauts-fourneaux en action peut traduire un peu de cette force abrupte. C’est le cul des culs, le cul suprême. Le négus des culs ! Le cul roi ! Le cul pape ! Le fait cul ! Le cul régnant ! Le siège du cul ! Son fondement véritable ! La digue du cul ! Le cul impérator ! L’apothéose du cul ! Le cul astral ! Le cul soleil ; bref : le cul ab-so-lu !
Moi, comme de juste, comme un juste, je veux intervenir. Soustraire à la vindicte de la Baleine son lamentable cachalot. Je renonce aux mots, le temps du verbe n’étant point encore arrivé. L’acte est la manifestation la plus spontanée face au péril. Aussi tenté-je de ceinturer la Grosse. Mais peut-on prendre la Conciergerie dans ses bras ? Etreint-on une locomotive roulant à cent cinquante de moyenne ? Contient-on, en s’arc-boutant, une avalanche ? Pauvres humains, force nous est de laisser couler la montagne et passer le train.
Force m’est abandonner B.B. à son vertige maricide. Bientôt, Béru reste immobile, groggy, sanguinolent ! K.-O. !
Oui, lui, le roc, le mammouth, l’invincible. Lui dont le lard est mieux trempé que l’acier de Durandal, le voilà qui gît sur la moquette de Nini.
Vous croyez pour le coup Berthe calmée ? Ah, nenni, mes bons apôtres !
Depuis lulure déjà son chapeau s’est écroulé au milieu de la mêlée dans un fracas de paroxysme d’incendie. Depuis lurette il a été piétiné, profané, démantelé. Et maintenant, ses décombres dispersés hurlent leur tragédie dans l’appartement. La vue du chef-d’œuvre perdu donne de sombres regains à la bermégère du Gros. Le compte du fautif étant réglé, elle s’attaque aux bacchantes lascives qui détournèrent l’époux de ses devoirs. Alors c’est la panique ! Plusieurs d’entre elles, déjà tuméfiées par la « frange » de la correction, rampent pour se mettre hors de portée. Fougueuse, Berthy les rattrape. Elle les agresse sauvagement, sans sommation. C’est son Pearl Harbor, à la démente bougresse. Homicide par imprudence ! Faut qu’elle détériore complètement ! Elles hurlent en chœur, les chéries. Celles qui le peuvent se sauvent en courant. Nini a la mauvaise idée d’intervenir ; elle est impitoyablement fauchée d’un revers de bras sur la nuque. Nous allons à l’hécatombe ! A la tombe ! Au drame atroce ! D’ici un peu moins de pas longtemps on sera ruisselant de scandale. Honteux, compromis, perdus ! La situation devient intenable. Des filles sont déjà inanimées, couvertes de sang. D’autres, touchées à l’estom’, vomissent. J’ai une idée. Je cours au commutateur et j’éteins la lumière. Convenez que l’initiative était valable. L’obscurité douche les ardeurs aussi bien, et parfois mieux, que l’eau froide. Eh ben, mes frères, je l’ai dans le Laos ! Elle s’en aperçoit même pas, qu’il fait noir, Bertaga. La nuit l’indiffère. Ne la déconcerte pas. On pourrait croire qu’elle la stimule plutôt. Qu’elle couvre sa voix, ses faits, ses voies de fait ! Qu’elle la libère des ultimes retenues humaines. Son carnage devient aveugle, donc total. Il ameute l’immeuble. On entend des portes claquer, des galopades dans la cage d’escalier. Ça s’interroge, ça se renseigne. « C’est chez les gougnotes du haut. » « Il faut prévenir Police Secours ! » « C’est déjà fait ! » « Mais qu’est-ce qu’elles se font ? Elles se bouffent et parviennent pas à se digérer ? » Et d’autres trucs encore, plus confus, moins convenables, cruels. Que j’oserais jamais répéter dans ce chef-d’œuvre, tellement ils sont effrayants de cynisme, stupéfiants de la part de gens habitant Saint-Louis Island.
Je ferme les yeux. J’autruchise à outrance. Y a des moments, à force de trop de périls et d’impuissance conjugués, c’est tout ce que tu peux faire. Se carrer la pipe sous une aile, c’est le suprême recours. L’abdication totale. L’antichambre de la prière. Le geste de l’acte de contrition.
J’attends, verrouillé en moi-même. Bien hermétique, bien étanche.
A la fin, le brait cesse. Seul subsiste le remue-ménages[12]de l’escalier. Je redonne la lumière. Je relève mes chères petites paupières. Je cille ! Vacille !
Quelle horreur ! C’est plus terrible que ce que je redoutais. Plus complet dans l’épouvantable. Ne reste debout, en dehors de moi, que la mère Pinuche. Son Détritus, Béru, Nini, quatre filles jonchent le plancher. Berthe a le souffle détruit par l’intensité de l’effort.
Elle se laisse tomber dans un fauteuil, les jambes allongées, les bras pendants.
Sa veste de cuir a éclaté. Son affreux collant idem. On lui découvre des étendues de viandasse rose. Des touffes indéfinissables, des bouts de fesse, des capsules de loloches. On dirait une vache achevant de vêler.
Son fruit, son enfant, son œuvre, son produit, c’est cette destruction générale, ces pantins disloqués étendus à ses pieds en un pêle-mêle tragique.
Elle tourne vers nous un regard globuleux, saillant, atone, sanglant. Se pourlèche les lèvres poisseuses de rouge à lèvres et en haletant nous dit ce mot singulier, mais qui couronne admirablement son action :
— Fallait !
Vous avez bien lu ? « fallait. »
Donc, elle vient de souscrire à une nécessité, Berthe Bérurier. Aux exigences impérieuses de sa morale. Bref, elle a fait son devoir !
Chère femme, va !
La dame Pinaud se hasarde alors. Elle sent que l’orage s’est calmé. Le séisme est passé, la foudre s’est éloignée, le raz de marée s’est remis au fourreau. Désormais, on peut approcher la Vachasse. Rétablir les communications avec elle.
La digne personne se penche sur Pinaud non sans une confuse répugnance. Un doute monumental la hante. Elle sait qu’un époux mort n’est plus un mari. Qu’il n’est même plus un souvenir de mari, mais une chose répugnante dont il convient de se débarrasser d’urgence. Elle examine le sien. S’enhardit à le tâter.
— Je ne pense pas qu’il soit décédé, se dit-elle à soi-même avec un très confus regret. Non, il vit nettement.
Puis, à Berthe, parce qu’elle doit nécessairement prendre position :
— Ma chère, vous n’y êtes pas allée de main morte.
Berthe a une mimique modeste. Elle fait sobre. C’est la femme qui sait surmonter une victoire. Son triomphe est là, évident, et il lui suffit qu’il soit. Tout épilogue ne saurait que l’altérer.
Quelque chose d’imprévisible se produit brusquement. Nini a retrouvé ses esprits. Brisée mais consciente, elle se traîne comme une otarie blessée jusqu’au fauteuil de la Baleine.
Elle lui prend alors la main, doucement. Porte celle-ci à sa joue et balbutie d’un ton noyé :
— Oh, ma chérie, ma chérie, vous avez été sublime !